Aussi vaste que le vaste espace,

Rien ne manque à la Voie, rien ne reste hors d'elle.

A accueillir et à repousser les choses

Nous ne sommes pas comme il faut.

 

 

Le vent du sud refroidi au contact des neiges soufflait hier soir, en faisant claquer les os de mon corps fiévreux. J'étais malade. Je voyageais dans la voiture d'un camarade que je n'avais pas croisé depuis longtemps.

        — Il faut savoir se ménager, disait-il!

        — Mais quoi, quand on ne peut pas faire autrement? J'abrégeais la discussion d'une toux grasse et à voix basse. C'était la troisième réunion de la semaine. Je me sentais prise à mon propre piège. Je n'osais pas me plaindre. Je ne lui avouais pas que je me sentais mal-aimée. J'étais la cible d'une haine séculaire dont je n'arrivais pas à en définir les origines. Mes proches avaient honte de moi, souvent à cause de mon incapacité à vivre comme tout le monde et leurs regards devenaient fuyants. En réalité, cela me travaillait plus que la fièvre, le mal de gorge ou le rhume purulent.

        Epuisée, je me couchais après avoir avalé mon remède poudreux mélangé à de l'eau minérale, sans chercher à manipuler la porte du frigidaire. Désespérant d'en arriver là, pas vrai! Toujours est-il qu'en revenant du boulot, je passais le reste de la matinée à faire le ménage puisqu'il fallait se ménager. Pousser le balai signalait un dérèglement psychique avéré que je subissais. Il fallait se calmer et faire descendre la fièvre. Lors d'une pause que je m'accordais, je feuilletai Egunkaria et je tombai sur une annonce sibylline: «Bien mourir grâce à l'association Temps Nouveaux... Rejoins-nous, quelque soit ton âge! Il y a forcément un centre près de chez toi. Appelle-nous... vite!» Idéal, quand la tentation de la mort constituait une deuxième peau. L'annonce montrait les photomatons de personnes sortis vivantes de la dernière épreuve humaine: Cheyenne, Jean-Pierre ou Elisabeth semblaient heureux d'avoir réussi à ressusciter. Surmontant un coup de faiblesse biologique, je libérais un rire sarcastique, éclaboussant en éternuements fertiles de grappes de microbes mirobolantes les feuilles du journal: atchoum!

        Je posai le balai. Je n'avais pas vraiment de vocation pour le ménage et je téléphonais à Mairos, sur son lieu de travail, pour lui proposer de participer avec moi au stage mortuaire pour moribonds:

        — Dis, Mairos, tu ne voudrais pas te préparer à mourir?

        — Toi, tu as encore passé la nuit en l'air, devina-t-elle. Elle ajouta: tu es complètement folle! Je n'abdiquais pas. Nous partagerions les bonnes choses et je viderai mon âme de cette haine qui pourtant m'aidait à rester debout.

        — Ils organisent un stage intensif et cela serait bien si on y allait toutes les deux. Seulement trente euros! Deux jours entiers. Le soir nous allons faire le potéo et nous reviendrons pacifiées!

        — La dernière fois, soupira Mairos bileuse mais coquine, alors que nous étions parties pour remplir nos esprits d'énergie cosmique, nous nous sommes retrouvées coincées en pleine partouze mystique. Je me méfie de tes projets, mais ils m'intéressent et rassure-toi, je viens.

        — Cela ne te plût-il point, dis-je en abusant d'une forme conjugale archaïque, d'être happée par une vague dégoulinante de puissance liquide par devant et par derrière?

        — Surtout par derrière, tu peux penser! A toi, apparemment, ni l'un ni l'autre, petite nullité! Ouaips, donne mon nom. Parce c'est toi, sinon tant que je vis je n'ai aucun désir de mourir sauf celui de mourir de désir.

        Je forçais ma langue au silence.

        Nous nous accordâmes sur la date d'un stage puis je criais à Mairos que je l'embrassais téléphoniquement sur toutes les joues pendantes de son corps de rêve et atchoum! J'appelais l'association Temps Nouveaux pour réserver deux places. Une dame à la voix fluette et traînante prit note de mon inscription en soulignant que la soirée se passerait en groupe afin de fortifier les liens intimes entre les individus. Je ne dirais rien à Mairos: elle préférait comme moi les potéos où on se bourrait la gueule et où on lisait à l'oeil les feuilles de choux abertzale posées sur les comptoirs. Là nous apprendrions simplement, telles des grains de sable, humbles et usés par l'érosion éolienne, à glisser stoïques au travers des filets de la mort. J'ouvris le frigidaire, pris le fromage et brast, en tranchais un morceau, par pure gourmandise, pour apaiser mes nerfs. Je me sentais détendue. Trois quintes de toux grasse.

        En ces temps difficiles, nous prospections les diverses sources d'énergie vitales pour résister et tenir. De longues nuits passées à répéter les mantras de je ne sais quel mahabarrata allumé suivaient les après-midi scientifiques, jusqu'à ce que dans un enchevêtrement de jambes, de bras et autres membres, les tensions et les forces négatives s'épuisent. Nous aimions ces séances de guérison du mal par le mâle. Tiens, je voudrais à l'occasion de la publication de ce roman vécu, adresser une requête franche à nos honorables messieurs et madame académiciens basques: ne pourriez-vous pas, lors de l'une de vos futures réunions à Bilbo, inventer un joli nom en langue basque pour nommer ces situations délicieuses même pour les plus chastes où les cons s'habitent, débitent et s'acquittent? Il va sans dire que j'accepterai un néologisme, un barbarisme humide, une aberration grammaticale entachant la réputation de la langue d'Aitor pour nommer les mouvements en montagnes russes de ces kilos de viandes mouvantes en ombres chinoises. Je peux aussi m'inscrire dans le groupe de travail que vous constituerez.

        Je me suis rendue compte au moment du passage à l'acte, à l'heure vraie où le sexe par son (auto)détermination trace des sillons à la surface des territoires vides de la chair, que nos dictionnaires n'assurent pas vraiment. J'ai consulté les volumineux lexiques d'Azkue, de Lhande, de Lafitte, de Casenave et de Sarasola à la recherche d'adjectifs spécifiques pour dire mon envie de toi(t). En vain. Entre parenthèses, l'absence de vocabulaire dans ma langue est peut-être la raison de ma solitude actuelle! Néanmoins, je dois dire pour rester objective, que les vocables ne manquent pas, mais ils sont laids, glauques, et d'ailleurs plus personne de nos jours ne baise en basque à cause de ces phonèmes imprononçables en société. Je crois que si nous ne trouvons pas de mignons petits mots pour décrire ces faits (con)textuels, nous risquons, à plus ou moins long terme d'être éjectés des circonvolutions du plaisir linguistique de ce monde cosmique. Je pense donc, champs pour champs tel Bourdieu, que la création d'un corpus de mots positifs désignant le sexe devrait constituer une des premières actions dévolue au Conseil de la Langue mis en place récemment en conjuguant le passé simple de la culture basque à l'imparfait de l'élevage ovin. Bien sûr l'argent public qui nous est dû serait affecté à ce vénérable projet, puisque nous sommes, et je vais l'écrire, citoyens d'un grand Etat majuscule, généreux et magnanime, ça y est je l'ai fait!

        Je me laissais emporter par des considérations érotico-philologiques, prudes et pudiques ainsi que le font ceux qui ne savent pas s'exprimer; le téléphone sonna. C'était Mairos qui décrivait à mon oreille les souvenirs de l'un de nos derniers stages torrides en faisant frissonner ses lèvres écumantes. Elle n'avait aucune angoisse verbale. Elle haletait au bout de la ligne.

        — Sais-tu ce que j'ai le plus apprécié? La queue aussi dure qu'un makila de cet inconnu qui fourrageait mon cul cependant qu'une bouche humide et glissante comme un sous-bois automnal imbibé de pluie, léchait, aspirait et mangeait mon petit chat effrayé. J'étais le bateau et le naufrage!

        — Mairos, crois-tu que midi soit la meilleure heure pour me relater tes exploits? Je viens de déjeuner et j'en suis au fromage, le café chauffe sur le gaz!

        — Tu es complètement complexée. Tu te fais baiser par un morceau de fromage. Tu attends le grand amour ou quoi? Il n'existe pas. Détends-toi! Pourquoi rester en retrait au bar à boire des gin-kas à t'assommer d'alcool alors que nous partouzons joyeusement... Relax!

        — ...

        — Bon... Je confirme: samedi je viens avec toi. Ciao.

        La remarque de Mairos me vexa. Oui, j'étais complexée et complexe comme tout le monde, pas plus, pas moins. Entendre la pure vérité ne me plaisait pas: chacun se construit un système de protection vivable en créant une série de mensonges et d'illusions acceptables pour couvrir le tout. Il suffisait que quelqu'un donne un coup de pied dans le tas pour que l'ensemble se transforme en zone menacée par une insécurité effrayante. Dans un accès de colère je balançais le morceau de fromage à la poubelle; j'avais l'impression douloureuse, une fois encore, de couper l'unique cordon ombilical qui me reliait au monde: j'appréciais de marcher la nuit, de suivre à l'odeur l'homme qui pourrait m'étreindre en silence, d'imaginer des aurores quotidiennes et étranges, de baiser également malgré la négation continuelle de mon existence corporelle, mal accompagnée, jamais aimée ni désirée au milieu de ces non-espaces minéraux.

        Dans les supermarchés du sexe où nous faisions nos achats à l'issue des cours tellement variés, je restais pensive, dubitative et perdue face aux vitrines éclairées: après avoir essayé les positions décrites dans les manuels en anglais et testé divers instruments à leurs dispositions, les clients arrivaient aux caisses, se bâtaient, s'abêtissaient, se débattaient, s'ébattaient et puis hurlaient leurs orgasmes à qui le plus fort et le plus spectaculaire. Le plaisir exprimé en décibels était un signe de réussite sociale. Mairos, nue, tremblante, trempée, noyée d'eaux paresseuses s'écoulant de chacune des multiples entrées-sorties de sa magnifique carcasse, s'approchait du bar et posait ses lèvres sur les miennes, glacées par le gin-kas très frappé.

        — Merci encore. Nous devrions nous marier.

        — Il ne manquerait plus que cela! Que dirait ton fiancé?

        — Il te tuerait comme tu le mérites!

        — Je tiens encore à ma peau...

        Un silence pesant suivait ce dialogue pénétrant. Un sourire d'ange illuminant son visage, elle marchait ensuite en zig-zagant vers sa cellule monastique. Après l'orgasme collectif, dans la froide solitude de leurs loges en forme de croix, les participants se mortifiaient à coups de fouets qu'ils s'administraient au rythme de la musique de Chemicals Brothers tout en psalmodiant «perinde ac cadaver» à la vue des images d'un clip vidéo de U2 qui tournait en boucle. Quand les lumières du bar s'éteignaient je rejoignais mon lit aux draps sales, épuisée moi aussi par le soudain assaut énergique du mutisme nocturne. Alors que je lisais les Béatitudes j'entendais les gémissements de mes compagnons provenant des pièces voisines. Mais avant même d'arriver à la dernière phrase du texte évangélique, je dormais, masse critique. Durant ces journées de formation, J'aspirais à la soumission pure de mon être: heureux les simples d'esprit...

        Les partouzes tectoniques étaient programmées le soir. Pendant les deux jours de stage, à la manière des bons élèves, nous explorions les multiples possibilités de mille choses uniques; par exemple, tisser le macramé, rester zen, s'approprier de l'histoire de la guérilla selon Saint Che, localiser le point G, peindre, supporter les tantras, lire les signes hyperboliques envoyés par les extraterrestres, tricoter et coudre, cuisiner des gâteaux, approfondir le côté juridique des associations loi 1901 pour toucher un maximum de subventions publiques, remplir sa feuille d'impôts de façon à n'en pas payer, conjuguer le verbe basque, confectionner des cocktails à la mode Molotov, étudier les techniques du télétransport et du DVD, utiliser le WAP, lire les corps homosexuels, mettre en pratique les gestes de self-défense, filmer les aurores, nous arranger avec le yin et le yan de la médecine chinoise, approcher la Bible et la notion d'œcuménisme et lutter contre les termites. Samedi prochain, mourir... puis un jour, mourir pour de vrai.

        Je réprimais en moi l'envie de récupérer au fond de la poubelle le morceau de fromage que je venais d'y jeter. «L'hygiène d'abord» je me disais. Je respirais difficilement et je retardais le moment de la réflexion-non-réflexion, puisque je savais désormais que maintes petites morts, y compris sexuelles malgré la carence flagrante de mots, bordaient chaque instant de la vie. Nous étions des cadavres ambulants, emmurés dans nos cellules grises, autistes, impuissants, dansant sur le vide, voulant aimer et être aimés, alors que nos épidermes exhalaient d'une odeur pestilentielle de putréfaction inéluctable. La fièvre me tourmentait et je manquais cruellement de sommeil.

        Atchoum!

 

© Itxaro Borda