Tristes topiques

Koldo IZAGIRRE

Sur cette place, il y a une fontaine de marbre, où des jeunes filles viennent de temps à autre puiser. Il y a aussi une statue neuve, dont le marbre se détache très blanc sur le fond sombre des autres choses : un vieillard à tête d'illuminé qui tient une guitare, l'étrange Yparraguirre, qui fut musicien ambulant, compositeur de chants patriotiques séditieux et de chants d'amour. Une inscription, en cette langue millénaire que les étrangers ne réussissent jamais à bien entendre, indique que c'est là un hommage du Pays Basque au dernier de ses bardes. Vraiment il est encore spécial, encore lui-même, ce peuple euskarien ni la France ni l'Espagne n'ont réussi, après tant de siècles, à se l'assimiler complètement...

Pierre Loti, Le Pays Basque

Âme basque

Cent ans ont passé depuis ce temps où Pierre Loti se pâmait de mélancolie en entendant, dans sa promenade bucolique du soir à Hendaye, le tintement lointain d'une cloche. Depuis, nous avons enfin appris que ce "je ne sais quoi" de mystérieux était une simple fiction, un état d'âme purement littéraire. Nous sommes basques avec le chemin de fer et aussi, oui Monsieur, avec toute la part d'imbécillité de la civilisation moderne. Cette "âme basque" illusoire est morte, définitivement. Pour les compatriotes et les lettrés qui, à la manière de Pierre Loti, recherchaient des "essences" de basquitude, la perte est irréparable. Leurs paysages, leurs coutumes, leur pureté raciale... tout a changé, parfois violemment. Guerre, déroute, exil, résistance, pression, torture... nous avons connu toutes les horreurs de la société européenne. Contre elles nous luttons. A notre époque, le navire de Pierre Loti, le Javelot, aurait probablement été coulé par une charge explosive. Et son commandant invoquerait en vain sa condition d'écrivain, d'écrivain sur le pays... Pierre Loti a été jugé et condamné précisément à cause de sa condition d'écrivain, nous luttons contre cette culture. Pierre Loti, écrivain ami, est beaucoup plus impérialiste que Pierre Loti, militaire ennemi. Cet autre écrivain, Edmond Rostand, qui se fit construire un insolent palais à Cambo, nous est indifférent. Il n'a pas écrit sur nous. Cyrano ne nous fait aucun tort. Parce que le Pays Basque se refuse violemment à mourir en se pliant aux stéréotypes des aventuriers, il sait qu'il doit créer ses propres mythes, ses propres modèles de culture, ses saudades nationales, ses joyeux topiques. Pour cela, il lui faut creuser sous l'énorme montagne de livres que les anthropologues, les écrivains et les voyageurs, les linguistes et les experts ont écrit sur notre pays et notre peuple. Il doit le faire en déchirant toutes les toiles du Musée Basque.

Rien de notre culture n'est éternel et immuable. Nous montrons aujourd'hui une importante capacité de changement. De l'amalgame des migrations massives, des persécutions politiques, des enrichissements faciles, des renoncements culturels, des reculs linguistiques, des divisions territoriales et des expériences antiterroristes ont surgi des générations crispées, mais conscientes de leur rôle historique. Ces générations ont rompu avec tout un passé idéalisé. Elles rejettent les interprétations paternalistes. Elles se moquent du sacré... quel mal nous a fait le sacré ! Curieusement pourtant, la statue que Pierre Loti a décrite il y a cent ans reste intacte à Urretxu, symbole du seul lien qui relie le Basque d'aujourd'hui à celui d'il y a cent, deux cents, cinq cents, mille ans sa langue. Iparraguirre ne fut pas le dernier de nos bardes. Aujourd'hui, la finale du Championnat de bertsulari, nos poètes improvisateurs, emplit le vélodrome de Saint-Sébastien... Iparraguirre empoignait une guitare. Le fait passe inaperçu pour Pierre Loti. Iparraguirre était par conséquent un innovateur, un révolutionnaire qui sut enrichir notre folklore d'airs italiens et français. Il ne fut donc pas le dernier, mais bien le premier de nos bardes, un chanteur rock avant la lettre. Il lutta pour nos fueros. Dans la déroute, il a préféré l'exil au pardon. Il a chanté La Marseillaise à Paris et Napoléon III le fit emprisonner. Il a créé notre Marseillaise à nous, le célèbre Gernikako Arbola, lui procurant un rang universel... Parce qu'il a porté directement atteinte à l'âme basque des folkloristes avec des musiques étrangères, l'étrange Iparraguirre est devenu un point de référence pour tout Basque moderne.

Le Pays Basque, Euskal Herria, a souvent été une terre d'assimilation. Nos plus grandes réussites culturelles sont le produit d'un métissage. Nous sommes comme une petite Argentine, les Alvarez, Krutwig, Quintana, Mirande, Lafitte sont quelques-uns des Allemands, Castillans, Gascons, Parisiens dont notre culture a eu besoin pour se rénover. C'est dans la cité hybride et espagnolisée de Bilbao qu'a surgi Gabriel Aresti, notre poète national. Qui se risquerait à affirmer que son oeuvre n'est pas fondamentale et que, précisément, ce n'est pas le caractère hybride de cette cité qui l'a amené à produire une de ses plus fortes tensions poétiques ? Serait-il exagéré d'évaluer l'influence de la sculpture précolombienne sur les pierres les plus basques d'Oteiza ? L'oeuvre et la mort de Jon Mirande sont-elles étrangères au spleen parisien ? La trikitixa, cet alliage d'accordéon diatonique, de tambour de basque et de chant, considéré par les folkloristes comme un trait essentiel de notre musique, est d'origine piémontaise et a moins de cent ans. Ces travailleurs étrangers qui sont venus poser les lignes de nos chemins de fer nous ont laissé leur petit accordéon diatonique en souvenir. Il n'a certes pas produit le tango, mais la trikitixa n'est-elle pas beaucoup plus riche, plus variée, ludique et populaire que notre "nationaliste" txistu ?

Pierre Loti arborait un béret basque, Iparraguirre empoigna une guitare.

Loti recherchait dans mon pays un coin à l'écart de l'histoire, la compagnie de gens simples et naïfs, une source spirituelle où il pût se sentir mélancoliquement triste, un havre de paix d'où il put se remémorer ses voyages et ses batailles. Nous le savons bien car, entre autres choses, nous, les petits de ce monde, les opprimés de la terre, nous parvenons à nous soutenir pour affronter les têtes de l'hydre. Aimé Césaire surveillait pour nous le commandant Loti. Il nous a transmis une information détaillée sur ses prouesses, y compris ce texte éloquent que Loti publia en 1883 dans Le Figaro :

"Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! Et c'était plaisir de voir ces gerbes de bafles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par minute, au commandement, d'une manière méthodique et sûre... On en voyait d'absolument fous, qui se relevaient pris d'un vertige de courir... Ils faisaient en zigzag, et tout de travers, cette course de la mort, se retroussant jusqu'aux reins d'une manière comique... Et puis on s'amusait à compter les morts..." (Césaire, 1989 : 17).

En réalité, il y a bien des années que le Javelot a culturellement disparu, avec à son bord son commandant sadique et son serviteur modèle, Ramuntcho. Celui qui se risque aujourd'hui à parler de l'âme basque ne pourra la définir que comme un noble élan au service d'une noble cause... Quelque chose de tangible et de douloureux, de comparable, par exemple, à l'obstination irlandaise. Un effort ultime contre une assimilation totale.

Avare de mots

L'assimilation est une hydre à plusieurs têtes. Quand l'une ment, une autre rit. A peine avons nous réussi à réfuter une fausse accusation qu'une quatrième tête nous flatte et qu'une autre nous ridiculise et qu'une dernière nous brûle de son haleine pestilentielle. Les topiques sur les Basques et leur langue viennent de loin, ils sont bien antérieurs aux théoriciens de l'Empire. Nous préférerions ne monter sur scène que comme des Biscayens dansants dans les comédies de Molière. Nous aimerions que tous les écrivains fussent aussi généreux que Rabelais. Panurge est mondialement connu pour l'épisode des moutons, mais pour un Basque, Panurge est aussi un jeune sans complexe qui essaie d'apprendre des langues, dont notre euskara. La littérature, y compris la littérature dite universelle, est une des têtes de l'hydre glottophage. Le bouffon des comédies de Cervantes, lorsqu'il n'est pas Portugais, est Basque. Don Quichotte ne rencontre qu'un homme qui le dépasse en ridicule : un Biscayen au discours confus, qui parle un "mauvais castillan et un biscayen bien pire"...

Celui dont la culture est minorisée fait toujours d'autres lectures des grandes oeuvres. Les Joyeuses Commères de Windsor (Merry Wives of Windsor) est certes l'oeuvre de Shakespeare qui a immortalisé Falstaff, paradigme du buveur fanfaron et menteur. Pourtant, un Ecossais, un Breton ou un Gallois remarqueront à coup sûr dans la pièce un personnage secondaire : Hugh Evans, curé gallois. Dans sa bouche, une douzaine de brochets blancs (luces) devient une douzaine de poux (buses)... Evans baragouine un anglais approximatif, sa prononciation est défectueuse. Le Gallois de Shakespeare est le Basque de Cervantes. Le public rit. Ah, ces Gallois... comme ils sont ridicules! Ah, ces Basques... comme ils sont rustres!

A n'en pas douter, le manque d'intelligence d'un Gallois est une donnée universelle. N'allez surtout pas croire que les malentendus provoqués par le pauvre Evans proviennent des difficultés de prononciation de la langue anglaise, de même que l'orthographe française, connue pour sa complexité, n'est jamais obsolète, mais étymologique et scientifique. Dans l'acte IV des Merry Wîves, Hugh Evans ne sait ni prononcer correctement l'anglais, ni se faire comprendre en latin... Un Gallois, tant qu'il restera gallois, sera inapte à l'apprentissage des langues, parce que la langue galloise empêche les Gallois de développer cette capacité de prononciation que tout être humain (lisez : anglais) possède.

Et les années passent. Les oeuvres universelles sont traduites. Elles deviennent des lectures obligées et des références culturelles. Des stéréotypes se propagent. Falstaff est un fanfaron qui se croit plus intelligent que les autres, Hugh Evans est un rustre incapable de s'exprimer correctement. Le comique de l'Anglais repose sur sa capacité à s'exprimer, le comique du Gallois repose sur son incapacité à s'exprimer. Un Gallois ne parle pas. Un proverbe castillan largement répandu assure que nous, les Basques, nous sommes avares de mots.

Théâtre royal, Madrid. Salle comble. Acte 1, scène 1, voici que Hugh Evans, curé gallois, entre en scène. L'acteur sait comment il doit jouer, il sait aussi qui il doit imiter:

"Toute cette scène, comme bien d'autres qui suivront, d'un comique irrésistible dans le théâtre anglais, ne peut être traduite en castillan. Slender, le jeune écervelé riche et stupide, qui ignore le sens des mots, le curé gallois Evans, qui les confond par ignorance de la langue, et le juge de village Shallow sont difficiles à traduire dans notre langue. Il serait tout aussi difficile de transposer dans la langue de Shakespeare un grand jeune homme inculte de notre aristocratie, un maire de village grossier et un prêtre basque qui baragouinerait l'espagnol" (in Shakespeare, 1979 : 23).

Voilà ce que dit la note qui accompagne une traduction considérée comme classique et qui, depuis 1923, se propose d'enseigner Shakespeare aux Espagnols.

Mais comment traduirions-nous en gallois, en euskara, l'oeuvre de Shakespeare ? Hugh Evans peut-il faire rire un Gallois ? Quelle nationalité, quelle langue devrions-nous lui assigner pour qu'il fasse rire un Basque ? Hugh Evans ne sera jamais basque dans une représentation des Joyeuses Commères de Windsor en gallois. Hugh Evans ne sera jamais Gallois dans une représentation des Joyeuses Commères de Windsor en euskara. Nous, les petits de ce monde, nous ne rions pas les uns des autres. Nous, les petits de ce monde, nous ne rions pas non plus des géants qui nous entourent. Parce que nous sommes tellement soumis que nous ne pouvons railler ceux qui prononcent mal nos langues. Chez nous, tout le monde est bien reçu. Dans notre tribu, il y a de la place pour tous les bègues. Notre humour est supérieur. Il n'ironise pas sur la langue. Nous apprécierons toujours davantage la pire des prononciations galloises que l'anglais le plus pur.

La survie de notre langue, l'euskara, passe nécessairement par une détérioration de sa prononciation : les euskaldun berri, les Basques qui ont appris ou réappris l'euskara à l'âge adulte, sont à la base de la réappropriation linguistique. La plupart des intellectuels basques sont aujourd'hui euskaldun berri. L'euskara est aujourd'hui véhicule de culture, et beaucoup de nos écrivains, je dirais les meilleurs, écrivent dans une langue qu'ils n'ont précisément pas apprise dans le giron maternel. L'euskara a cessé d'être exclusivement un objet d'études philologiques pour devenir un moyen d'apprentissage national. A l'époque de la lutte antifranquiste, nous avons créé l'euskara batua, notre langue unifiée, et nous avons construit ce monument éducatif que sont les ikastola, écoles entièrement en basque. L'UNESCO avait alors applaudi à notre initiative. Si cela s'était cependant produit dans le contexte actuel, où aussi bien le Pays Basque que le País Vasco jouissent d'une démocratie formelle et d'un suffrage universel, ces succès auraient été rendus plus difficiles, parce que la majorité (sûrement écrasante) des gens nous aurait accusés d'être antidémocrates, élitistes, exclusivistes, racistes. De fait, c'est ce qui arrive chaque fois que surgit le moindre trait de revendication linguistique. Hugh Evans est acceptable comme analphabète anglais, mais s'il s'alphabétise en gallois, Hugh Evans devient un personnage gênant, y compris pour ses compatriotes assimilés, car alors, les rôles pourraient être inversés, et cela ne se conçoit pas.

Souvenez-vous, "cette langue millénaire que les étrangers ne réussissent jamais à bien entendre" aura été pour nous l'un des mythes à dynamiter. En voulant nous entourer de mystère, en voulant nous flatter, en voulant en définitive nous immobiliser, Espagnols et Français ont répété jusqu'à satiété cette idée que le diable est resté un an parmi nous et n'est parvenu à dire que "bai" et "ez", oui et non. Notre langue est donc incompréhensible. Si le diable n'a pas été capable de l'apprendre, de quel humain pouffions-nous exiger qu'il l'apprenne ? Celui qui n'est pas Basque se voit ainsi dispensé de comprendre le basque. Par contre, on postule que celui qui n'est pas Basque, et parle espagnol, ou français, par défaut, est parfaitement compréhensible. C'est que, sûrement, le diable parlait l'une de ces deux langues, peut-être même les deux.

Un petit n'a presque rien à dire à un autre petit que celui-ci ne sache déjà. Nos expériences sont interchangeables. Pierre Loti disait que le Pays Basque est une Bretagne chaude. L'estonien serait du catalan avec des variantes, le gaélique, du galicien, le frioulien, du corse. Nous voyons tous la vie en contre-plongée : au-dessus de nos têtes pend toujours une épée justicière, qu'elle prenne la forme d'un anthropologue, d'un premier ministre, d'un statut d'autonomie, qu'elle prenne la forme d'une variété dialectale, d'une volonté d'intégration dans l'intéressante mosaïque des littératures hispaniques, françaises ou britanniques, ou qu'elle prenne la forme de la défense d'un bilinguisme salutaire, etc.

Le 16 prairial de l'an II (7 juin 1794), l'Abbé Grégoire dénonce dans son rapport devant la Convention Nationale l'euskara comme langue des fanatiques qui s'opposent à la propagation des Lumières. Barère, au nom du Comité de Salut Public, déclarait que le Breton est la langue du fédéralisme et de l'ignorance, et que le fanatisme parle euskara. De nos jours, le Conseiller à l'Education du Gouvernement autonome basque (une partie du Pays Basque sud) soutient qu'il est "plus utile d'apprendre l'anglais que d'apprendre l'euskara", oubliant grossièrement que la proportion de polyglottes est beaucoup plus élevée dans la communauté bascophone que dans la communauté hispanophone. Les seuls monolingues qui vivent aujourd'hui en Pays Basque parlent français ou espagnol. A partir de leur triste mais puissante perspective, les gens qui nous entourent considèrent l'hétéroglossie comme une barrière réactionnaire contre la laïcité et le républicanisme d'hier, contre les droits de l'immigrant aujourd'hui, peut-être contre la liberté d'être muet demain. Mais le premier anthropophage n'est-il pas celui qui civilise, celui qui instaure l'éradication des langues comme marque de progrès ?

Accouplement avec Satan

"Que bien souvent les Interprètes donnaient les confessions des prévenues conditionnelles, pour confessions simples: néanmoins en cela gisait principalement leur vie ou leur mort, de ne varier en rien à leurs réponses, et ne changer ni altérer tant soi peu le vrai sens des mots..." (De Lancre, 1982 : 278).

Pierre de Lancre n'est pas mort avec son XVIIe siècle d'autodafés. Pierre de Lancre est vivant dans l'ignorance des gens qui voudraient nous gouverner. L'ignorance est rentable. En elle résident la force et le pouvoir de nos juges et de nos procureurs. Pour nous accuser au nom de l'Inquisition promue par le Parlement de Bordeaux, Pierre de Lancre ne peut se placer que sur le plan du soupçon, de l'hypothèse. Parler basque, être euskalduna, ne convient pas, la version originelle de l'accusé ne convient pas, peut-être parce qu'alors un juge ne pourrait plus baser ses arguments sur le soupçon. La conscience droite d'un Pierre de Lancre habite les esprits de l'Audiencia Nacional espagnole ou des juridictions spéciales parisiennes. Pierre de Lancre s'est réincarné dans le juge Le Vert, qui cherche une clé dans chaque mot qu'elle entend, car elle sait que, lorsque les Basques échangent des paroles entre eux, ils transmettent toujours un message codé, une sorte de langage de signes impénétrable, qui conspire contre l'unité espagnole, contre la doulce France, contre le bon sens, contre l'histoire. La démence répressive de nos juges produit parfois, comme toutes les folies, un éclair de lucidité aveuglant : ils ne peuvent nous comprendre parce qu'ils ne peuvent nous concevoir comme un peuple libre. Et bien sûr qu'il y a toujours entre Basques un message secret dans chaque salut. La répression effraie, en même temps elle soude.

Nous sommes un peuple historiquement traduit. Nos concepts ont toujours été transformés dans des courants d'un autre voltage. On nous a arraché nos mythes païens ou on les a manipulés jusqu'à les couler dans les moules des concepts théologiques officiels. Un déguisement de carnaval passait pour la représentation de Belial. Les coiffures de nos femmes ont passé pour des symboles phalliques naturellement inadmissibles. Le sonneur de cloches a été fusillé parce qu'îl ne donnait pas l'heure, mais un autre signal, peu importe lequel. Organiser des campagnes pour une récupération de la langue perdue relève d'un volontarisme démodé. La revendication du droit à l'autodétermination tient d'un complexe du XIXe siècle... Il est rentable de s'installer dans la version officielle, car si Pierre de Lancre, au XVIIesiècle, avait compris nos paroles, il aurait éprouvé davantage de difficultés pour nous jeter au bûcher. Il faut faire confesser le délit imputé coûte que coûte, c'est pourquoi la torture est légitime. Le délit est toujours adapté au tribunal. La démocratie est défendue dans les cloaques. Cela, nous l'avons éprouvé, nous les Basques.

"D'ailleurs, qu'encore qu'il fût bien versé en la langue Basque, il n'était pas si suffisant en la langue Française, partant qu'il ne pourrait pas même faire nos interrogatoires si pressants que nous les lui donnions, ou par aventure les ferait-il plus pressants lorsque la langue Basque en aurait de plus propres et efficaces que la Française" (De Lancre, 1982 : 278).

Ce Pays de Labourd s'est étendu à tout le territoire. Cinq siècles plus tard, le Pays Basque est la grande province du soupçon, en état permanent d'exception. On examine les expressions les plus douloureuses de la volonté d'exister du peuple basque à la lumière de la démonologie. Les télévisions d'Etat et les télévisions des provinces, la presse, y compris de gauche, les études universitaires ont mis en place un large programme de satanisation de tous les mouvements patriotiques qui sert de protection à l'impunité répressive. L'Inquisition continue de s'arroger les services d'un puissant appareil théorique pour justifier de son existence. On nous a interdit de nous aimer. Aujourd'hui, plus que jamais, "la nuit est basque". Nous devons nous rencontrer la nuit, nous devons nous réunir clandestinement dans de nouveaux Akelarre, nous sommes condamnés à continuer à produire au cours de ces sabbats une littérature nocturne, une chronique noire. Notre auteur innocent écrivait sur d'aimables contrebandiers de bétail dans son hôtel de la ville même dont le curé avait inauguré la liste des prêtres brûlés vifs pour sorcellerie, passant sous silence que la moitié de tout un peuple fut alors déporté dans les Landes, pour non respect de la constitution française. Deux cents ans plus tard, les Basques ont dit "non" à la Constitution espagnole.

Pierre Loti était en réalité un criminel réfugié à Ascain, un Pierre de Lancre qui s'est retiré. Et notre peuple, dans sa torpeur, a cru qu'il était vraiment comme Pierre Loti le décrivait. Pire, il s'est efforcé d'être ce qu'on lui avait fait croire qu'il était. Beaucoup de Navarrais pensent ainsi que la Navarre a choisi librement de ne pas faire partie de la Communauté autonome basque. Et beaucoup de souletins pensent que les Donostiarras sont espagnols. Beaucoup de Gallois croient que leur condition galloise gagne en éclat à parler anglais comme le Hugh Evans de Shakespeare... Un jour, parviendront à leurs oreilles les chants patriotiques séditieux. Alors ils commenceront à connaître le prix de la liberté, les effets des causes, et les causes de leur défaite.

"Outre que la langue Basque à nous inconnue donnait liberté à nos Interprètes de s'en informer pleinement, s'ils eussent voulu, sans que nous en eussions eu aucune connaissance" (De Lancre, 1982 : 280).

Peut-il y avoir des traducteurs fidèles pour un juge ? Un juge peutil se fier à un interprète ? Le traducteur, l'interprète, et même le policier cipaye ou le mouchard local seront toujours des personnages suspects, des agents doubles dans l'esprit du juge, vu qu'ils peuvent toujours en savoir plus que lui, et occulter l'information. Nos juges ont raison. La version des faits que défend l'accusé leur parviendra toujours réduite et incomplète, car l'accusateur, le Ministère public, affronte un monstre. Le délit dépasse toujours de loin les aveux, le délit doit être à la mesure de la paranoïa de l'accusateur.

- Mais voyons, vous, les Basques, que voulez-vous donc ?

Et le Basque se tait. Son amour est inconfessable, entaché de péchés, condamnable. Quand il parle, son flux de paroles doit se transformer en un voltage différent. Adaptée au cadre normatif des prescriptions franco-espagnoles, la langue basque ou bien n'éclaire pas, ou bien meurt électrocutée. C'est pour cela que, souvent, elle ne reconnaît pas le Tribunal. Etre traduit, c'est être trahi. Deux Basques, Filipe Bidart et Unai Parot, citoyens administrativement français, accomplissent une peine à perpétuité, le premier en France, le second en Espagne. Ils sont accusés de délits monstrueux par des juridictions spéciales. Le Basque dit des mots, le juge entend des morts.

Grincements de charrette

Etrange, pénétrant, insupportable. Son message, à supposer que la langue basque livre un message, est inintelligible. Un esprit aussi fin qu'Alexandre Dumas père avoue ne pas comprendre. Il est difficile de traduire dans un langage humain le grincement d'une charrette en bois, et pourtant, l'une des accusations portées contre notre pauvre charrette est le caractère inhumain de son grincement. Serait-ce que l'on ne peut rien entendre de plus humain de la bouche d'un basque que le bruit pénétrant de deux roues de bois ? Serions-nous à ce point avares de mots ? Notre langue serait-elle moins compréhensible qu'un simple bruit ? La charrette basque écorche les oreilles de tous les voyageurs qui passent dans notre pays. Ce grincement quasi humain a magnifiquement été décrit par Théophile Gauthier qui dut en supporter la terrible agression :

"Un bruit étrange, inexplicable, enroué, effrayant et risible, me préoccupait l'oreille depuis quelque temps ; on eût dit une multitude de geais plumés vifs, d'enfants fouettés, de chats en amour, de scies s'agaçant les dents sur une pierre dure, de chaudrons raclés, de gonds de prison roulant sur la rouille et forcés de lâcher leur prisonnier ; je croyais tout au moins que c'était une princesse égorgée par un nécromant farouche; ce n'était rien qu'un char à boeufs qui montait la rue d'Irun, et dont les roues miaulaient affreusement faute d'être suiffées, le conducteur aimant mieux sans doute mettre la graisse dans sa soupe" (Gauthier, 1981 : 45-46).

Le bruit est étrange. Jamais on en a entendu de semblable auparavant.

Le bruit est inexplicable, il ne paraît pas raisonnable.

Le bruit, effrayant et risible à la fois, frôle le ridicule.

Le bruit est produit de la torture, les geais sont plumés vifs.

Le bruit est produit de la haine, les gonds de la prison gémissent lorsque la porte s'ouvre aux prisonniers.

Toutes les interprétations sont plausibles. L'inexplicable est aussi proche de l'admiration que de la condamnation. La charrette avance, la charrette gémit Elle gémit parce qu'elle avance. Pourquoi une telle stupeur ? Notre charrette est-elle la dernière à exister au monde ? Serait-ce la seule qui grince ? Quelle étrange charge, quelle faute lourde fait résonner nos pas de façon insupportable ? Sommes-nous sourds ? Sommes-nous à ce point immergés dans notre petit monde que nous soyons incapables de nous rendre compte que nos actes résonnent comme une insupportable distorsion ? Ou est-ce que nous ne voulons pas voir que nous gâchons la paix ?

"Ce bruit s'entend d'une demi-lieue, et ne déplaît pas aux naturels du pays. Ils ont ainsi un instrument de musique qui ne leur coûte rien et qui joue de lui-même, tout seul, tant que la roue dure. Cela leur semble aussi harmonieux qu'à nous des exercices de violoniste sur la quatrième corde" (Gauthier, 1981 : 46).

Les bruits sont relatifs. Peut-être notre charrette gémit-elle si horriblement parce que tout, autour, est muet. Ce pourrait être un cri dans le silence. Un grincement qui dénonce ce même silence. Avancer sans faire de bruit est difficile, c'est beaucoup moins difficile quand notre charrette avance à pas lents. Il se peut que la charge qu'elle transporte soit excessivement lourde, parfois, c'est sûr, la charrette paraît ivre. Beaucoup de gens pensent, disent et proclament qu'il faut arrêter le coche... Aujourd'hui la bourgeoisie basque vivrait beaucoup plus heureuse si l'euskara avait disparu, si le grincement de la charrette était une pure lamentation : elle aurait des raisons de se plaindre pour expliquer son échec historique, pleurer éternellement face au centralisme d'Etat, sans que rien l'oblige à vider sa bourse. Le fait que l'euskara existe encore, et que ceux qui le parlent prétendent faire de lui une langue véhiculaire, d'usage public et courant, "la" déchire. Sur un plan strictement linguistique, la bourgeoisie basque agit, de fait, comme si l'euskara avait déjà disparu. Le fait qu'une part importante du peuple basque proclame que le Pays Basque est composé de sept provinces dominées par deux Etats différents et se dise disposée à lutter pour son droit à élaborer une structure politique commune est en vérité aussi gênant qu'un abcès. Désormais on nous considère en des termes pathologiques. Même le secteur nationaliste de la bourgeoisie basque, quand il a dû assumer une part du pouvoir, a agi sans consulter les mouvements populaires et avec la crainte de déranger ses associés espagnols.

Mais un autre grand écrivain français renversa ce mythe de l'insoutenable sonorité de l'être basque. Assez bon connaisseur de l'histoire et de nos gens, Victor Hugo attaqua la posture de Gauthier:

"autour de moi, les voyageurs se bouchaient les oreilles ; moi, j'étais charmé. Jamais un choeur de Weber, jamais une symphonie de Beethoven, jamais une mélodie de Mozart n'ont fait naître dans une âme tout ce qu'éveillait en moi d'angélique et d'ineffable le grincement furieux de ces deux roues mal graissées sur un chemin mal pavé" (Hugo, 1985 : 56).

L'Espagne a demandé l'extradition de Victor Hugo. On l'accuse d'apologie du terrorisme. Vous aurez compris que le mythe de la charrette basque peut être interprété à plusieurs niveaux. Il est possible qu'Hugo ne soit pas extradé, alors il sera bientôt cité à comparaître à Paris. En attendant, il vit caché parmi nous, cherchant à échapper aux justices. Son délit est de s'être opposé à son siècle. On ne va pas le lui pardonner. Car son ouverture d'esprit a réussi à mettre en évidence ceux qui dénonçaient le caractère impénétrable de notre culture, ceux qui parlaient de nous en évoquant le "labyrinthe basque", version moderne et tout aussi manipulatrice de "l'âme basque". Celui qui se bouche les oreilles a peu de chances d'y comprendre quelque chose.

Quand se taira la maudite charrette basque ? L'orographie de montagne, nos chemins mal empierrés, le poids de sa charge font qu'on ne peut avancer en silence. Son grincement est inhérent à son mouvement. Il semble en outre que, plus le chemin est difficile, plus sa rage est grande. Un jeune universitaire basque a écrit il y a trente ans dans son journal : "Aujourd'hui, j'ai commencé à apprendre l'euskara". Quelques jours plus tard, il empoigna un revolver et entra dans la clandestinité. C'était le premier Basque à le faire, pleinement conscient qu'il ouvrait notre chemin vers la libération nationale. Il est mort, tué en tuant, avant même d'avoir réussi à se réapproprier sa langue. Voilà le vrai grincement de charrette qu'ont entendu Théophile Gauthier et Victor Hugo. L'un l'a condamné, l'autre l'a approuvé. Pour le meilleur, ou pour le pire, l'engagement des Basques ne peut laisser indifférent.

Ouvrages cités

CESAIRE, A.
1989 Discours sur le colonialisme. Paris : Présence africaine.

De LANCRE, P.
1982 Tableau de l'inconstance des mauvais anges et des démons où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Paris: Aubier (rééd. de l'éd. de 1612).

GAUTHIER, Th.
1981 Voyage en Espagne. Paris : Gallimard (rééd. de l'éd. de 1845).

HUGO,V.
1985 Los Pirineos. Palma de Mallorca : Olatieta Editor (trad. de l'éd. française de 1843).

LOTI, P. (J. Viaud)
1992 Le Pays Basque. Bordeaux : Obéron (rééd. de l'éd. de 1892).

SHAKESPEARE, W.
1979 Las Alegres Comadres de Windsor. Madrid : Austral (trad. Luis Astrana Marfn).

© Koldo Izagirre


www.susa-literatura.eus